Stephane2008

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

ho chi minh

  • Récit d'un voyage en jeep à Dien Bien Phu - décembre 2003

    photo 8.jpg

    Récit d'un voyage en jeep de Hanoi (Nord-Vietnam) à Dien Bien Phu (proche Laos) - décembre 2003 - à l'Origine des projets de roman (L'Avion-musique - Stéphane Boudy - 2005), théâtre (pièce Indochine - Maud Andrieux - 2006) et film documentaire (Engagez-vous Rengagez-vous, Paroles d'Anciens d'Indochine - Stéphane Boudy - 2010) 

     

    Le chauffeur qui nous conduisit à Diên Biên Phu au mois de décembre 2003 ne parlait pas un mot de français. Donc nous ne parlions pas pendant des heures mais il avait un regard qui en disait long sur la tradition vietnamienne, ses moeurs rudes et une vraie force d'esprit.  Pour sept heures de conduite dans la montagne et ses lacets, sur les pentes abruptes et dans  la poussière, il buvait une petite brique de lait de 25 centilitres et faisait un seul arrêt pour que nous puissions manger une soupe au poulet au bord de la route.
    Nous comprenions aisément, non sans une certaine ironie, comment les Français et les Américains avaient ainsi pu être chassés par ces petits hommes increvables. La force n'était pas rationnelle, elle était difficilement explicable. Il n'y avait pas que l'endurance, c'était aussi une présence dans le regard des minorités montagnardes que nous croisions. Les femmes parées de très belles tuniques, pieds nus, les enfants au cou, portant du bois, faisant sécher du manioc sur le goudron chaud de l'ancienne route coloniale, un cochon porté sur une mobylette les pattes attachés ou encore d'immenses cubes de glaces. Le sourire, la force de ces sourires dans le dénuement le plus absolu. La débrouillardise qui nous ramenait à une intelligence du quotidien, une sensibilité matérielle qui n'avait rien de matérialiste.
    Lors de notre nuit d'escale, à Son La, une vieille dame refusa de nous servir dans un restaurant. Nous étions alors les juifs d'Europe en 1940 ou les jeunes beurs à l'entrée d'une boite de nuit. Nous n'avions jamais connu l'exclusion avec autant de force, d'autant que la nourriture n'est pas si répandue dans cette région... y compris dans les rares établissements pour Blancs.
    Nous avons compris dans les yeux de cette vieille que des horreurs avaient été commises ici, que ce racisme ne pouvait être un hasard, pas ici, pas dans ces lieux aussi chargés d'Histoire. Au contraire, lorsque le réceptionniste de l'Hôtel à Diên Biên Phu prononça le mot “Eliane” pour indiquer le chemin à suivre au Xe ôm, au moto-taxi auquel je demandais de me conduire dans la cuvette, lorsque ce réceptionniste prononça ce mot en me souriant dans ce coin complètement perdu du Vietnam et du monde, j'eu un frisson pour ma langue, pour notre amitié et pour mon histoire de Français.

    De Castries qui commandait à Diên Biên Phu avait fait nommer les différentes positions par des prénoms de femmes: Isabelle, Gabrielle, Claudine, Anne-Marie...
    On racontait avec légèreté que c'était aussi le nom de ses maîtresses. On ne savait pas encore que le prénom de ces femmes allaient être le berceau d'atrocités, des lits de cadavres, le repères d'éborgnés, de cul de jattes et de manchots tirant encore, saignant de toutes les parties de leur corps et qui ne voulaient pas abandonner le combat, abandonner l'Indochine aux seuls communistes.
    Car l'ambiguité de la présence et du retrait français est encore ici: une armée de libération défait son peuple d'une présence coloniale séculaire et le conduit à l'autodétermination, un bon point a priori.
    Mais lorsque cette armée vietnamienne de libération prend le contrôle du Nord-Vietnam, en 1954, des milliers de gens fuient vers le Sud. Lorsque ce même pouvoir prend le contrôle du pays entier en 1975, c'est plusieurs millions de Boat-people qui prennent alors la mer au risque de leur vie. Ce fait historique interdit tous les jugements hâtifs.
    La France, si elle devait partir dans les années 50, comme tous ses voisins d'Europe partaient d'Asie, n'a pas su laisser le pays entre les mains de forces nationalistes modérées. Ceci est un regret exprimé par bon nombre d'Anciens.
    Cet amour de l'Indochine et toute l'ambiguité de l'engagement français firent dire au Maréchal Jean de Lattre de Tassigny qui venait de perdre son fils Bernard, jeune lieutenant en Indochine: “Bernard n'est pas mort pour la France, il est mort pour le Vietnam.”

    J'apprends ainsi à Diên Biên Phu la complexité de cette histoire que je ne connaissais pas. J'achète des livres sur place puis à Hanoi. La cuvette qui est en réalité une immense plaine cernée par des montagnes me livre une part du mystère par les voix françaises que j'entends, que je crois entendre, les vibrations, les âmes qui sont là, les milliers de morts, les destins de ces vies oubliées à l'autre bout du monde, une énergie. Il y a encore des tranchées, des canons, des chars rouillés, d'immenses cratères de bombes, le PC où le colonel Piroth s'est suicidé, c'est impressionnant.
    Nous revenons en France et quelques mois plus tard Maud décide d'adapter au théâtre le texte de Marguerite Duras Un Barrage contre le Pacifique. Elle reçoit le soutien de la ville de Bordeaux. Je rencontre pour ma part le Colonel Rougier à Périgueux, cet homme a effectué 51 missions au-dessus de Diên Biên Phu. Il a largué des parachustistes à 120 mètres de hauteur, le dernier soir, alors que tout était perdu, dans la fureur des tirs de DCA ennemis...
    Et nous parlons ensemble, paisiblement, non sans littérature car cet homme, en plus qu'un héros, est un esprit rare: il y a des descriptions précises, un recul philosophique, historique, une mémoire, c'était hier...
    Il me donne ensuite l'adresse de deux autres que je rencontre: un rescapé, échappé dans la jungle lors de l'évacuation des unités militaires de Laï Chau en pays Thaï qui devaient rejoindre Diên Biên Phu à pied par la piste Pavie et qui furent décimées pour la plupart.
    Ce monsieur a passé trois semaines, seul, à marcher dans la jungle. L'autre a été fait prisonnier au camp 113, un de ces camps viêt-minh où 70% des prisonniers sont morts de famine et de maladie, harcelés par les cours politiques de leurs ennemis. Ils sont de Périgueux, de Rouffignac, de Bordeaux aussi, de Pau et d'un peu partout dans notre région.
    Et personne ne sait, peu de Français savent ces 100 ans d'histoire commune, cette amitié séculaire tourmentée, tragique...


    J'écris un roman sur les dernières semaines de Diên Biên Phu qui sort au mois de septembre 2006 sous le titre L'Avion musique. Monsieur M, ancien artilleur périgourdin de 18 ans présent à Diên Biên Phu en 1954, me dit qu'il est incroyable d'avoir réussi à restituer cette ambiance dans “la cuvette”,  sans y être allé, sans l'avoir vécue.
    Très récemment les noms de 101 Périgordins morts pour la France en Indochine sont communiqués à Monsieur Rougier...

    Stéphane Boudy - 18 décembre 2006

    Lien permanent Catégories : Action Culturelle 0 commentaire